• La sainte Bohème

    Par le chemin des vers luisants,
    De gais amis à l'âme fière
    Passent aux bords de la rivière
    Avec des filles de seize ans.
    Beaux de tournure et de visage,
    Ils ravissent le paysage
    De leurs vêtements irisés
    Comme de vertes demoiselles,
    Et ce refrain, qui bat des ailes,
    Se mêle au vol de leurs baisers :

    Avec nous l'on chante et l'on aime,
    Nous sommes frères des oiseaux.
    Croissez, grands lys, chantez, ruisseaux,
    Et vive la sainte Bohème !

    Fronts hâlés par l'été vermeil,
    Salut, bohèmes en délire !
    Fils du ciseau, fils de la lyre,
    Prunelles pleines de soleil !
    L'aîné de notre race antique
    C'est toi, vagabond de l'Attique,
    Fou qui vécus sans feu ni lieu,
    Ivre de vin et de génie,
    Le front tout barbouillé de lie
    Et parfumé du sang d'un dieu !

    Avec nous l'on chante et l'on aime,
    Nous sommes frères des oiseaux.
    Croissez, grands lys, chantez, ruisseaux,
    Et vive la sainte Bohème !

    Pour orner les fouillis charmants
    De vos tresses aventureuses,
    Dites, les pâles amoureuses,
    Faut-il des lys de diamants ?
    Si nous manquons de pierreries
    Pour parer de flammes fleuries
    Ces flots couleur d'or et de miel,
    Nous irons, voyageurs étranges,
    Jusque sous les talons des anges
    Décrocher les astres du ciel !

    Avec nous l'on chante et l'on aime,
    Nous sommes frères des oiseaux.
    Croissez, grands lys, chantez, ruisseaux,
    Et vive la sainte Bohème !

    Buvons au problème inconnu
    Et buvons à la beauté blonde,
    Et, comme les jardins du monde,
    Donnons tout au premier venu !
    Un jour nous verrons les esclaves
    Sourire à leurs vieilles entraves,
    Et, les bras enfin déliés,
    L'univers couronné de roses,
    Dans la sérénité des choses
    Boire aux dieux réconciliés !

    Avec nous l'on chante et l'on aime,
    Nous sommes frères des oiseaux.
    Croissez, grands lys, chantez, ruisseaux,
    Et vive la sainte Bohème !

    Nous qui n'avons pas peur de Dieu
    Comme l'égoïste en démence,
    Au-dessus de la ville immense
    Regardons gaîment le ciel bleu !
    Nous mourrons ! mais, ô souveraine !
    Ô mère ! ô Nature sereine !
    Que glorifiaient tous nos sens,
    Tu prendras nos cendres inertes
    Pour en faire des forêts vertes
    Et des bouquets resplendissants !

    Avec nous l'on chante et l'on aime,
    Nous sommes frères des oiseaux.
    Croissez, grands lys, chantez, ruisseaux,
    Et vive la sainte Bohème !

    Théodore de BANVILLE (1823-1891)
    (Recueil : Odes funambulesques)

     


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