• L'incantation du loup

    Les lourds rameaux neigeux du mélèze et de l'aulne. Un grand silence .Un ciel étincelant d'hiver. Le Roi du Hartz, assis sur ses jarets de fer, Regarde resplendir la lune large et jaune.
    Les gorges, les vallons ,les forêts et les rocs Dorment inertement sous leur blême suaire , Et la face terrestre est comme un ossuaire Immense, cave ou plat,ou bossué par blocs.
    Tandis qu'éblouissant les horizons funèbres, La lune, oeil d'or glacé, luit dans le morne azur, L'angoisse du vieux Loup étreint son coeur obscur, Un âpre frisson court le long de ses vertèbres.
    Sa louve blanche, aux yeux flambants,et les petits Qu'elle abritait, la nuit,les poils chauds de son ventre , Gisent,morts, égorgés par l'homme, au fond de l'antre . Ceux, de tous les vivants,qu'il aimait,sont partis .
    Il est seul désormais sur la neige livide . La faim,la soif, l'affût patient dans les bois , Le doux agneau qui brêle ou le cerf aux abois; Que fait tout cela , puique le monde est vide ?
    Lui , le chef du haut Hartz, tous l'ont trahi , le Nain , Et le Géant, le Bouc , l'Orfraie et la Sorcière ; Accroupis près du feu de tourbe et de bruyère Où l'eau sinistre bout dans le chaudron d'airain .
    Sa langue fume et pend de la gueule profonde . Sans lécher le sang noir qui s'égoutte du flanc , Il érige sa tête aigue grommelant , Et la haine, dans ses entrailles , brûle et gronde .
    L'homme, le massacreur antique des aieux De ses enfants et de la royale femelle Qui leur versait le lait ardent de sa mamelle , Hante immuablement de son rêve furieux .
    Une braise rougit sa prunelle énergique , Et, redressant ses poils raides comme des clous , Il évoque , en hurlant, l'âme des anciens loups Qui dorment dans la lune éclatante et magique.

    Charles-Marie Leconte De Lisle (poèmes tragiques)